Culture

« L’ordre secret » en première mondiale au FICFA


Il y a près de 25 ans, peu avant de mourir, le père de Phil Comeau a avoué à son fils qu’il avait fait partie de l’ordre de Jacques-Cartier, également connu sous le sobriquet de « La Patente ». Dans son dernier film, le cinéaste de la Baie Sainte-Marie, détenteur du record du monde de récompenses pour son film documentaire « Belle-Île en Acadie », lève le voile sur les mystères de cette confrérie.


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Damien Dauphin
IJL – Réseau.Presse – Le Moniteur Acadien



L’élection de Louis J. Robichaud, la création des Caisses populaires acadiennes, la fondation de l’Université de Moncton et l’adoption de la loi provinciale sur les langues officielles n’auraient peut-être jamais eu lieu si, derrière les coulisses, une association opérant sous le sceau du secret n’avait œuvré en faveur de l’avancement des francophones au sein d’une société largement dominée par la majorité anglophone.

C’est l’ordre de Jacques-Cartier, qui fut fondé à Ottawa en 1926. Parmi les 14 fondateurs essentiellement québécois ou franco-ontariens, se trouvait un Acadien : Domitien-Thomas Robichaud, surintendant du Bureau des traductions du gouvernement fédéral. L’ordre avait été initié par des fonctionnaires fédéraux privés de promotion professionnelle.

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(Phil Comeau avec les comédiens et figurants et des membres de l’équipe de tournage. Crédit : Page Facebook de Phil Comeau)

La chaîne de commandement était verticale. Au sommet de la pyramide, il y avait la chancellerie. En-dessous, des conseils régionaux au sein desquels on trouvait des commanderies. La référence aux chevaliers de l’ordre du Temple (Templiers) est évidente. D’illustres québécois comme Jean Drapeau et Jacques Parizeau en ont fait partie. En Acadie du Nouveau-Brunswick, les figures de proue étaient Martin Légère au nord et Gilbert Finn au sud.

Dans la région, les commanderies se trouvaient à Moncton, à Dieppe et à Saint-Anselme, à Memramcook et à Pré-d’en-haut, à Cap-Pelé, à Bouctouche, à Richibucto et à Rogersville. Dans les provinces maritimes, on a dénombré environ 2000 membres adoubés durant les quatre décennies que dura l’ordre, dont le docteur Julius Comeau, père de Phil, initié en 1952.

D’anciens commandeurs (membres d’une commanderie) ont été interrogés par le cinéaste dans sa quête de vérité. Cela n’a pas toujours été facile. En entrant dans la confrérie, les commandeurs avaient juré le silence. Au seuil de la mort, certains se sont confiés à leurs proches. Malgré la dissolution de l’ordre, d’autres feront le choix d’emporter leur secret dans la tombe.

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(Phil Comeau. Crédit : Gracieuseté Office national du film)


«Le serment de discrétion exigé par l’ordre était si contraignant qu’aujourd’hui encore, certains anciens commandeurs ne veulent pas se dévoiler», constate Phil Comeau.

Il y en a qui, malgré tout, ont accepté de le faire et chaque spectateur devrait reconnaître, parmi les 13 commandeurs qui témoignent devant la caméra, quelqu’un qu’il connaît ou dont il a déjà entendu parler.

Regain de fierté, vent de liberté

Un pic fut atteint au milieu des années 50. «En 1955, lors des commémorations du bicentenaire de la Déportation, il y eut un regain de fierté et on a célébré la survivance du peuple acadien, dit Phil. Plein de gens se sont publiquement prononcés en faveur de la fierté francophone.» Et c’est ainsi que de futurs commandeurs étaient repérés.

Le souvenir de cette époque pas si lointaine résonne avec l’actualité du moment.

«La discrimination était quotidienne, dit le réalisateur. On ne pouvait même pas parler français dans la rue. Il fallait se taire face aux inégalités. Ça motivait les gens à être proactifs. Je voulais moi aussi changer les choses.»

Tout secret finissant par être un jour éventé, il y eut des dénonciations publiques de commandeurs en 1963 dans la revue McLean’s. Des fractures et des scissions ont commencé à lézarder l’édifice. Des nationalistes québécois voulaient déménager le siège d’Ottawa à Montréal.

Phil Comeau se souvient du vent de liberté qui a soufflé sur la société néo-brunswickoise à la fin des années 60. En Acadie comme au Québec, l’ordre de Jacques-Cartier avait atteint son but, même s’il restait encore bien des progrès à accomplir. Une brève communication adressée aux membres le 27 février 1965 annonça presque laconiquement sa dissolution. La jeunesse acadienne de l’époque allait reprendre le flambeau, cette fois au grand jour.

Higgs est-il membre d’une société secrète ?

«Avec ce qui se passe en ce moment, on est en train de perdre des plumes. J’espère que les jeunes iront voir le film et que cela leur fera prendre conscience de l’importance de continuer à se battre pour nos acquis», lance Phil Comeau.

Le réalisateur, qui révèle que l’ordre avait pris pour modèles la franc-maçonnerie, les orangistes et les chevaliers de Colomb, considère que le comportement de Blaine Higgs pourrait laisser croire que le premier ministre est lui-même membre d’une société secrète vouée à la destruction des acquis du peuple acadien et des francophones.

Avec les indications que contient un exemplaire datant de 1955 du livret de l’ordre, il a reconstitué une cérémonie d’initiation dans la région. Le tournage eut lieu en 2021 à Memramcook et à Scoudouc. Des membres du Club Richelieu de Moncton-Dieppe y ont participé. Les clubs Richelieu étaient la vitrine légale de La Patente. Mais au fait, pourquoi ce surnom, «La Patente» ?

«C’était un mot passe-partout qu’utilisaient les commandeurs lorsqu’ils se rencontraient en public. De cette façon, si une oreille indiscrète les écoutait et les entendait prononcer ce mot, la personne pouvait penser qu’ils parlaient de tout et de rien.»

La première mondiale de « L’ordre secret » aura lieu le 14 novembre 2022 à 20h, au Théâtre Capitol de Moncton, dans le cadre du Festival international du cinéma francophone en Acadie (FICfA).

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(Reconstitution du serment solennel à l’ordre de Jacques-Cartier au cours d’une cérémonie d’initiation. Crédit : Gracieuseté Office national du film)