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Le Grand Dérangement des noms


FRANCOPRESSE – Le Nouveau-Brunswick assiste à un mouvement sans pareil pour demander le changement du nom de l’Université de Moncton. C’est la plus récente des nombreuses tentatives en ce sens depuis la création de l’institution en 1963. Mais cette fois-ci, le vent de la contestation souffle très fort.

Marc Poirier
Francopresse

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Plus de mille-cent personnes ont signé une lettre demandant à la direction de l’Université de reléguer «Moncton» aux oubliettes.

Parmi ces signataires figurent des membres très influents de la société civile acadienne dont certains sont en exercice et d’autres à la retraite : avocats, fonctionnaires, dirigeants d’organismes acadiens, ainsi que politiciens, artistes, etc. Même la grande écrivaine Antonine Maillet, qui a été chancelière de l’Université, est du nombre.

L’Acadie est au front.

Qui est derrière ce nom honni de Moncton? À sa naissance, l’Université a pris le nom de la ville où elle est située. Mais la ville de Moncton doit son nom à Robert Monckton.

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(Le lieutenant-colonel Robert Monckton a supervisé la destruction de villages acadiens et la capture d’Acadiens lors de la Déportation de 1755. Photo : Wikimedia Commons, domaine public.)


Au moment de la Déportation des Acadiens, décrétée en 1755 par les autorités coloniales de la Nouvelle-Écosse, le lieutenant-colonel Monckton a reçu l’ordre de détruire les établissements acadiens de tout le sud du Nouveau-Brunswick, y compris ceux près de l’actuelle ville de Moncton. Il devait aussi capturer le plus d’habitants possible pour les expulser dans les colonies anglo-américaines.

Plusieurs historiens ont qualifié cette chasse à l’homme de nettoyage ethnique. La Déportation a fait des milliers de victimes, mais elle n’a pas complètement réussi, puisque les Acadiens sont toujours là aujourd’hui, et sont particulièrement «ben aise» à Moncton (benaise : mot utilisé en Acadie — et au Poitou! — signifiant content).

Mais peut-être vous demandez-vous ce qu’il est advenu du «k» de Monckton dans le nom actuel de la ville? Eh bien, un commis de la province a simplement omis le «k» au moment de redonner à Moncton le statut de ville en 1890 (elle avait perdu ce statut en 1862 pour des raisons économiques). Heureusement, Robert Monckton n’était plus de ce monde depuis longtemps, et il n’a donc pas pu en faire tout un… cas.

Nom de nom, enlevez ce nom

Vouloir changer un nom qui dérange n’a rien de nouveau. Mais ce mouvement a pris de l’ampleur ces dernières années.

Aux États-Unis, les drames causés par la mort de plusieurs Afro-Américains lors d’altercations policières — et particulièrement depuis le cas de George Floyd à Minneapolis en 2020 — ont donné lieu à plusieurs demandes pour renommer certains édifices ou institutions. Les noms associés à l’esclavagisme sont aussi dans la mire de plusieurs groupes.

L’an dernier, à la demande de plusieurs membres de la communauté noire, l’Université de Cincinnati a décidé d’effacer le nom de McMiken de tous les immeubles et espaces de son campus. Charles McMiken était un riche entrepreneur et propriétaire d’esclaves. L’Université a vu le jour en 1870 grâce à un don posthume de sa part.

Les exemples de genre pullulent aux États-Unis. Mais il est plus rare qu'une université de change de nom.



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(La Dixie State University est l’une des rares universités aux États-Unis qui a changé de nom ; l’an dernier, elle est devenue l’Utah Tech University. Photo : Wikimedia Commons, domaine public.)


C’est néanmoins ce qu’a fait l’an dernier la Dixie State University en Utah. Le nom «Dixie» désignant le Sud esclavagiste entachait la réputation de l’institution. Il a été changé pour l’Utah Tech University.

Les torts envers les autochtones marquent le pas

Au Canada, le cas de l’Université Ryerson en Ontario figure aussi parmi ces exceptions.

Elle a été rebaptisée Université métropolitaine de Toronto l’an dernier. L’institution tirait son nom d’Egerton Ryerson, personnage influent du milieu de l’éducation au Canada-Ouest au milieu du XIXe siècle.



0310 Francopresse Rétroviseur Dérangement des noms Egerton Ryerson Cr. Wikimedia Commons
(Le rôle joué par Egerton Ryerson dans les pensionnats autochtones est revenu le hanter. Photo : Wikimedia Commons, domaine public.)

Reconnu comme fondateur du système d’éducation de l’Ontario, Ryerson avait cependant participé à la création et au développement des pensionnats autochtones. L’objectif était de convertir les Autochtones au christianisme et de les assimiler à la culture européenne.

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(Egerton Ryerson a activement promu les pensionnats autochtones ; l’Université Ryerson est devenue l’Université métropolitaine de Toronto. Photo : Wikimedia Commons, domaine public.)

C’est aussi pour son rôle dans la création des pensionnats autochtones que le nom de l’ancien premier ministre du Canada Jonh A. Macdonald disparait de plus en plus de l’espace public.

C’est sous son gouvernement qu’un système a été établi afin d’arracher de force de nombreux jeunes autochtones de leur famille pour les placer dans les pensionnats, où plusieurs ont été victimes de violences physiques et sexuelles.

Un autre qui a perdu sa réputation est Edward Cornwallis, militaire britannique qui a fondé la ville d’Halifax 1749. Lorsque la jeune ville a été assaillie par des Mi’kmaq, Corwnallis a émis une proclamation offrant une récompense pour les scalps d’Autochtones. La ville d’Halifax a retiré la statue et renommé le parc où elle se situait ainsi qu’une rue qui portait le nom de Corwnallis.

Le pour et le contre

Faut-il effacer de l’espace public les noms de personnages controversés de l’Histoire?

L’an dernier, le magazine mensuel Alberta News présentait différents points de vue sur la question.

Dans le camp des «pour», il y a Kristopher Wells, titulaire de la Chaire de recherche sur la compréhension par le public des jeunes faisant partie de minorités de genre et d’orientation sexuelle du Canada à l’Université MacEwan, à Edmonton.

Selon Wells, les noms «veulent dire quelque chose». Ils donnent une identité collective et une mémoire. «Le nom de nos institutions doit refléter la diversité de nos communautés et les valeurs que nous voulons que nos citoyens célèbrent et maintiennent.»

Pour ce chercheur, le retrait de noms problématiques est plus que symbolique. «Pour plusieurs minorités, ces noms et symboles perpétuent chaque jour le souvenir des préjudices et des discriminations dont ils ont été victimes», ajoute-t-il.

Du côté des «contre», il y a Mathew Preston, du cabinet-conseil Canadian Stragegy Group.

Mathew Preston évoque un risque de dérive à trop vouloir cibler et effacer le nom de personnages de l’histoire en raison de leurs erreurs. Rebaptiser, selon lui, nous «détache» de notre patrimoine et de notre histoire.

«L’humanité est loin d’être parfaite, tout comme les humains que nous choisissons d’honorer», soutient-il. Pour lui, mieux vaut ajouter de nouveaux symboles que d’en retirer et de les remplacer par «une autre personne imparfaite».

Avec tout ceci en tête, il sera très intéressant de suivre l’évolution du débat entourant le nom de l’Université de Moncton. Rarement a-t-on vu autant de membres de la société civile acadienne parler ainsi d’une même voix.

Est-ce que le vent l’emportera? Les autorités de l’institution ont publiquement laissé une porte ouverte au débat, une porte qui, depuis 60 ans maintenant, était verrouillée à double tour.