Laure Bradley, née LeBlanc, avait l’âme des voyageurs et un esprit d’aventure. Elle a quitté la petite communauté de Léger’s Corner au début de la Seconde Guerre mondiale pour faire carrière dans un monde d’hommes. Décédée en juin dernier, elle a rejoint ses parents hier au cimetière Saint-Anselme, rue Amirault à Dieppe.
Damien Dauphin
Le Moniteur Acadien
Pour ses neveux et nièces de Dieppe, c’était leur tante d’Amérique. Toujours impeccablement habillée, conduisant une belle décapotable rutilante qui ressemblait à un lingot d’or.
(Laure LeBlanc en 1943, alors qu’elle participait à l’effort de guerre en travaillant pour le gouvernement fédéral à Ottawa. Le début d’une vie professionnelle qui l’a conduite à parcourir le monde jusqu’au Japon. Photo : Courtoisie famille LeBlanc)
« C’était une Ford Mustang de 1964. Elle venait nous rendre visite tous les étés et nous savions qu’elle allait nous gâter. Nous attendions son arrivée avec impatience », se rappelle un de ses neveux, Jacques L. LeBlanc. Son cousin Ben, un autre neveu de Laure, imaginait sa tante en princesse ou en star de cinéma quand ils étaient enfants. Il dit qu’elle avait une voix de chanteuse d’opéra.
C’est d’ailleurs son organe vocal qui, trente ans plus tôt, a permis à Laure LeBlanc, alors adolescente, de réussir ses études secondaires. En 1936, elle a fait partie de la toute première promotion de la Moncton High School, l'année de l'ouverture de l'établissement.
(Jean-Charles LeBlanc, 96 ans, n’avait que huit ans lorsque sa sœur aînée a quitté la maison familiale pour vivre une vie aventureuse et passionnante, d’abord à Ottawa puis à Washington, aux États-Unis. Photo : Damien Dauphin)
La native de Fox Creek, aujourd’hui un quartier de Dieppe, a grandi dans un foyer francophone, dans un quartier francophone et a suivi son cursus scolaire dans des écoles francophones. Mais à l'époque, les seules écoles secondaires étaient anglaises, de sorte que celles-ci se sont déroulées dans une langue qu'elle connaissait à peine, avec des camarades de classe qu'elle n'avait jamais rencontrés.
Interrogée en 2016 par nos confrères du Times and Transcript, Laure Bradley avait alors déclaré que c’était l’idée de ses parents de l’envoyer au secondaire dans une école anglophone. « À l'époque, il n'y avait pas d'école française après avoir terminé la huitième année chez les religieuses de Saint-Anselme. »
Pire encore, comme elle parlait et lisait à peine l'anglais, ses notes étaient médiocres et elle risquait de ne pas obtenir son diplôme.
« Je n'avais pas d'amies parce que je ne pouvais pas rester après l'école, je devais retourner à Fox Creek, en bus je crois. Et je ne pouvais pas parler avec les gens autour de moi, je me sentais très seule », avait-elle confié à la presse.
Une enseignante bienveillante, professeure de musique, la prit alors sous son aile et lui permit d’atteindre son plein potentiel. Quatre-vingt ans après l’obtention de son diplôme, Laure Bradley se désolait de ne plus se souvenir du nom celle sans qui elle n’aurait pu s’épanouir.
Laure LeBlanc avait si bien déployé ses ailes qu’elle fut même la soliste vedette lors de sa propre cérémonie de remise des diplômes, le 30 juin 1936. Elle a continué à partager son talent vocal pendant des décennies, à la fois comme soliste, dans des groupes et dans des comédies musicales, à Moncton, Fredericton, Ottawa et Washington, D.C.
« Elle était très belle, ajoute Ben. Je crois même qu’elle avait aussi gagné un concours de beauté. Elle était aussi très intelligente. »
Après avoir obtenu son diplôme de l'école normale de Fredericton, Laure a enseigné dans la région pendant trois ans, puis a répondu à l’appel du gouvernement fédéral qui cherchait des employés au début de la Seconde Guerre mondiale.
« C’était très rare, à cette époque-là, de s’en aller comme ça. Ça prenait du courage pour quitter son village natal et partir à l’aventure. »
Après la guerre, elle a rejoint le service diplomatique et fut affectée au consulat du Canada à Washington, D.C. Elle est tombée amoureuse de la capitale américaine mais également d’un représentant de commerce originaire de Philadelphie, Charles Edward Bradley, qu’elle a épousé.
Au terme d’un mandat de sept ans, plutôt que de devoir quitter sa ville préférée pour une nouvelle affectation, elle a remis sa démission. Retombant rapidement sur ses pieds, elle a intégré la Banque mondiale où, en qualité d’archiviste, elle a travaillé jusqu’en 1983, l’année de sa retraite.
Selon son neveu Ben, Laure a parcouru le monde, régalant ses proches avec des souvenirs de voyages. À l’émerveillement de ses parents, elle avait fait une croisière dans les Caraïbes sur un paquebot. Il n’est donc pas surprenant qu’à 90 ans passés, Laure Bradley conduisait encore seule sa voiture et faisait le trajet de Washington à Moncton pour rendre visite à sa famille et à ses amis !
Sa nièce Joanne Buie mentionne qu’elle avait surmonté une pneumonie pendant la pandémie de Covid-19, refusant d’être mise dans une chaise roulante. « Rien ne pouvait l’arrêter », dit-elle.
« C’était une pionnière et une force de la nature, renchérit Ben. Elle était allée plusieurs fois au Japon pour la Banque mondiale. Le gouvernement japonais lui avait donné une broche ou une médaille, quelque chose de très spécial. »
Laure Bradley avait récemment renvoyé cet objet, estimant qu’il appartenait au Pays du Soleil Levant.
Le 29 juin 2023, le soleil s’est couché sur la centenaire. Laure Bradley a été incinérée et son urne funéraire a rejoint la tombe de ses parents mardi 10 octobre, au cours d’une petite cérémonie célébrée dans l’intimité familiale.